Juin 1895
Majunga, le 2 Juin 1895.
Ma chère Angèle adorée,
Je suis toujours au camp de Marofoto où je continue à organiser mon bataillon et les différentes unités du régiment.
Je compte partir le 5 ou le 6 pour Marohogo lorsque les tirailleurs haoussas auront débarqué.

Tirailleurs haoussas
Je me porte toujours très bien et même mieux qu’à Toulon.
J’ai vu hier le jeune Fournial, le fils de Madame Bayle du Muy.
Il est médecin de la Guerre à 2 galons à l'hôpital du camp n° 3 qui doit probablement marcher avec nous à partir de Mévatanana.
Il a dîné avec nous ainsi que le capitaine Vimont, adjoint au colonel
De Lorme.
Nous avons parlé du Muy et de la Provence. C’est un gentil garçon.
M. Maul lui avait parlé de moi et il est venu me voir dès son arrivée.
Le colonel Bouguié est parti ce matin pour Marohogo et il a laissé au camp le colonel Gonard qui est président du conseil de guerre.
Ce dernier est triste comme un bonnet de coton, et il se tient isolé dans son coin sans parler à personne.
Comme il est seul, je lui ai offert, ce matin, de venir manger avec nous. Il m’a répondu qu’il tenait à dresser des domestiques à son service et que dans deux ou trois jours, il accepterait notre invitation.
Tu vois qu’il est toujours aussi original. Il paraît de plus en plus détraqué et cela ne m’étonnerait pas qu’il ait quelque accès, s’il se surmène ou s’il va trop au soleil.
Il partira le 4 avec le général pour rejoindre le régiment à Marohogo.
Je compte les suivre de très près.
J’ai touché un commencement de solde et je t'envoie 400 Fr. en deux traites sur le Trésor.
C’est encore la manière la plus commode d’envoyer de l’argent. Je garde
100 Fr. ; ce qui est largement suffisant pour subvenir à tous mes besoins.
Tu toucheras la délégation à compter du 1er Juillet. Tu n’as qu’à t’adresser au commissaire de l'inscription maritime à Saint-Tropez, qui te paiera.
Je peux faire quelques économies, pendant cette campagne, car nous ne dépensons pas beaucoup.
Jusqu’à maintenant, nous pouvons nous nourrir assez convenablement, bien que Majunga ne soit pas un pays de ressources, mais Trabaud est un chef de gamelle parfait et les conserves aidant, et surtout notre bon appétit, nous trouvons l’ordinaire très supportable.
D’ailleurs, nous avons toujours des invités le soir à notre table, et ils ne se trouvent pas mal de notre régime.
J’ai oublié de te dire que j’ai vu Berger, à son passage à Majunga. Il fait partie du bataillon colonial, commandant Martin, et paraît enchanté de son sort.
Ils vont en avant actuellement, mais ils ont beaucoup de déchet et on se demande s’ils pourront faire campagne.
Le colonel Bouguié doit les inspecter à son passage à Marohogo.
Je suis toujours toujours bien satisfait des services de Coulouvrat qui est de beaucoup le meilleur ordonnance, et je le soigne afin qu’il se conserve en bonne santé, car je le remplacerais difficilement.
N’oublie pas de m’accuser réception des deux traites que je t’envoie, afin que je sache si elles sont arrivées, et que je réclame dans le cas contraire.
La température commence à devenir supportable, surtout le soir et le matin, et la nuit il fait même très frais.
J’ai touché, à titre remboursable, une couverture de troupe dont j’ai fait faire un sac dans lequel je m’enferme pour ne pas avoir froid la nuit.
Je couche d’ailleurs habillé, et j’ai une grosse ceinture de laine de troupe autour du corps qui fait 7 ou 8 tours. Je suis comme un boudin.
Toujours rien de nouveau au point de vue des opérations militaires.
En ce moment, la 1ère brigade s’approche de Suberbieville où elle arrivera probablement vers le 15 Juin.
On s'attend à une certaine résistance à ce point où, dit-on, se trouvent
5 ou 6.000 Hovas. Mais rien ne prouve que ce soit exact.
Nous ne serons pas encore de cette affaire que la Guerre se réserve pour récolter toutes les palmes et se reposer ensuite pour nous laisser la besogne plus difficile.
Les canonnières commencent à se monter et le général en chef est parti ce matin sur l’une d’elles. C’est déjà un progrès, mais il aurait fallu que cela vint plus tôt et qu’on nous transportât tous par eau, ce qui aurait évité bien des ennuis et des maladies surtout.
Canonnière "La précieuse" L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Je pense que tu vas bien ainsi que nos fillettes ; soignez-vous bien et écris-moi souvent. Embrasse les parents pour moi ; mes amitiés aux connaissances.
Je t'embrasse mille fois ainsi que nos chéries.
Émile.
Majunga, 4 Juin 1895.
Ma chère adorée,
Je t’écris encore ces quelques lignes par « La Dordogne » qui part ce matin ou ce soir.
Je t'envoie encore une traite de 200 Fr.
Les numéros des autres traites sont 805317 et 805318.
Tu placeras cet argent sur les livrets de la caisse d’épargne et lorsque tu auras plus de 2.000 Fr. sur l’un d’eux, tu pourras prendre un titre de rente
à 5 % de 1.000 Fr.
Je te laisse d’ailleurs libre de faire ce que tu voudras à ce sujet. N’oublie pas de m’accuser toujours réception de ces traites.
Ce matin, je déjeune avec le général Voyron. Il part le 6 pour Marohogo où je vais me rendre également avec mon bataillon.
Ma santé est toujours bonne, et voilà un mois que nous sommes ici sans avoir beaucoup de malades.
L’appétit est toujours très bon. Je te dévore de grosses caresses et te charge d’en faire part à nos mignonnes.
Embrasse les parents, et amitiés à tous.
Émile.
Nous partons demain matin 6 Juin, pour Marohogo-Le-Vieux où nous resterons quelques jours et nous poursuivrons ensuite en avant pour Marovoay.
Je t’embrasse mille fois.
Émile.
Carte de Majunga à Marovoay - L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Ma lettre n’a pas pu partir par « La Dordogne » et je te l’envoie par le courrier. Je suis en pleins préparatifs de départ.
Je viens de lire ta chère lettre qui m’a fait tant de plaisir. Elle me dit que vous allez tous bien et me tranquillise avant mon départ.
J'ai vu le général ce soir. Il a été très aimable. Il me porte réellement de l’intérêt.
Le colonel Gonard m’a dit que Auguste était enchanté d’Andrée qui l’a émerveillé.
Soigne toi bien, et envoie moi bientôt vos photographies.
Je te dévore de caresses et te charge des miennes pour nos enfants et les parents.
Émile
Marohogo, le 9 Juin 1895.
Ma chérie,
Deux mots pour te dire que je me porte toujours très bien. Nous sommes à Marohogo dans un endroit assez sain où il y a de l’eau et du bois, et je t’assure que nous sommes très bien à côté de Majunga.
Le colonel et le général sont ici. Je ne sais pas si nous resterons plusieurs jours encore, mais nous comptons pousser plus loin dans deux ou trois jours.
Je vois le général tous les jours, et il est toujours très aimable pour moi.
Gonard devient de plus en plus bizarre. Il ne parle à personne et nous donne des inquiétudes.
Je te laisse en te chargeant d’embrasser bien fort nos fillettes et les parents. Je te dévore de mes plus gros baisers.
Émile.